Comité de Lecture de décembre 2021

Le Comité de Lecture de décembre 2021 a retenu deux textes parmi les trois analysés.

Présentation de Ma Pov’ Lucette de Caroline Leurquin

Ma pov’ Lucette

Texte de Caroline Leurquin

Caroline Leurquin est autrice, professeure d’improvisation littéraire et théâtrale et animatrice Eloquentia. Parallèlement, elle joue : théâtre, improvisation, matchs littéraires et anime des ateliers de théâtre, d’écriture et des masters class en cinéma. Elle intervient sur les estrades des écoles par le biais de théâtre forum pour la protection des enfants et auprès des plus grands pour l’éloquence.

Son blog regroupe nombre de ses textes trépidants et caustiques : https://leschroniquesdecaroblog.wordpress.com/

Depuis Habitam eternam, (texte retenu à l’unanimité du comité de lecture) elle a écrit de nouvelles pièces notamment sur un chat abusé, une jeune adolescente, des cannibales, un scenario et un roman Tu verras c’est magnifique au titre prometteur…

Ma Pov’Lucette est édité aux Cahiers de l’Egaré/Le Pôle/La saison Gatti

Résumé

Marie, 15 ans élevée par ses grands parents, est accusée par sa grand mère de la mort de sa mère. Marie ne comprend pas mais accepte et se soumet et vit avec cette idée. Pour expier cette faute, sa grand-mère l’a mise en pension dans une institution religieuse très dure, soumise à la cruauté de Soeur Juliette. Là, elle se confesse régulièrement à un prêtre et souvent au cours de sa confession, elle voit le fantôme de sa mère. Jusqu’au jour où le prêtre lui confie que lui aussi voit le fantôme de sa mère. Et Marie apprend que ce prêtre n’est autre que son père. Entre temps, elle a rencontré un jeune homme Charlie dont elle est un peu amoureuse. Ils décident de partir ensemble pour vivre une vie loin des grands parents, du prêtre père….

Extraits des fiches de lecture

« Le titre « Ma pauvre Lucette », expression récente qui signifie « C’est comme ça, les règles sont ainsi et on ne peut pas les changer. », renforcé par la première réplique « pas regarder, pas lever la tête, pas croiser les yeux… » plante le décor. Le lecteur s’attend à ce que le personnage principal subisse l’action. Et c’est le cas pour Marie jusqu’à sa rencontre avec Charlie. Puis c’est l’apprentissage de la liberté et de l’amour jusqu’à perdre son identité et renoncer à son prénom. »

« Marie est un personnage très attachant dans sa fragilité, sa soumission, le regard qu’elle porte sur son entourage, sa rencontre avec Charlie ponctuée de méfiance et d’attirance. Charlie apporte de la fraîcheur dans une atmosphère lourde, avec ses poèmes naïfs et sa joie de vivre. Les autres personnages pourraient presque se ressentir comme des stéréotypes, mais n’est-ce pas une volonté de l’auteur/autrice pour éviter de tomber dans le drame ? En tout cas, c’est ainsi que je le ressens. »

 

« Lorsque j’ai lu le titre, vu la liste des personnages, j’ai eu peur d’un texte insipide, j’ai tourné la page peu enthousiaste. Et puis j’ai vu, lu la première réplique : « pas regarder, pas lever la tête, pas croiser les yeux…” Et là… Mon cœur s’est accroché à ces mots, à cette langue qui a pénétré en moi de façon instinctive, de façon émotionnelle. Cette réplique coupée d’une syntaxe correcte, d’une grammaire qui l’aurait allégée dit déjà que ce personnage dont on ne sait rien se raccroche à l’action, à l’essentiel, répète une leçon à laquelle il devra sa survie sans doute. Dès ces premiers mots, on sent un danger, on sent que Marie est dans une situation vis-à-vis d’autres personnages, dangereuse pour elle. Et la suite confirme, sortir, parler aux autres n’est pas bon pour elle. Les ordres fusent, tout est loi, impératif. Ça y est le texte, la langue m’accroche ! Je ne le lâcherai plus et les 50 pages ont défilé, le noir final est arrivé et je n’ai rien vu venir. Je serai bien resté à l’arrière de la moto avec Marie pour un périple plus long… »

« Les personnages sont plutôt intéressants mais je les trouve un brin « clichés », entre la grand-mère obsédée par les commérages et le nettoyage, le grand-père porté sur l’alcool et qui radote ses histoires de guerre, la sœur Juliette qui impose des sévices aux pensionnaires… Le personnage de Charlie, caissier de supérette à l’éloquence dragueuse est en revanche plutôt réjouissant dans son rôle de sauveur un peu poète qui va enlever Marie à cette vie étriquée. Si l’ensemble de la pièce se lit plutôt facilement et que l’histoire est plutôt intéressante j’ai eu du mal à en saisir les enjeux. Je ne sens pas particulièrement ce qui se joue entre les personnages. »

Extraits du texte

 

 

 

MARIE : pas regarder, pas lever la tête, pas croiser les yeux…

PAPI : comme ça t’y verras pas les pensées. Les pensées des gens tu sais…

MAMIE : tu prends une religieuse au chocolat, un millefeuille et un baba au rhum. Tu lui demandes de rajouter du rhum. Ils mettent jamais assez de rhum, c’est trop sec. Faut mettre du rhum dans le baba, au pire j’en rajouterai, si tout n’a pas été bu par quelqu’un… Tu demandes, t’es polie, tu dis s’il vous plait mais tu regardes pas dans les yeux. Surtout si c’est l’patron

PAPI : c’est pour ton bien. Nous c’qu’on veut c’est juste pour ton bien

MAMIE : pour la religieuse, si y’a plus au chocolat tu prends au café

PAPI : j’aime bien le café, ça m’dérange pas

MAMIE : et quand tu paies, tu vérifies la monnaie. Les gens ils ont l’air honnête comme ça puis dès que t’es en confiance, ils oublient de te rendre quelques centimes

PAPI : et des centimes plus des centimes ça peut faire une petite somme et puis à nous, ça en fait moins

MAMIE : tu regardes la monnaie, tu vérifies et tu regardes pas dans les yeux, tu vas pas nous r’faire une réputation.

PAPI : arrête avec ça !

MARIE : j’ai regardé personne, je regarde personne…

PAPI : c’est pas elle

MAMIE : si c’est elle !

PAPI : arrête avec ça, c’est pas elle, elle fait de réputation à personne

MARIE : je compte les pièces, je les regarde dans mes mains et c’est tout

PAPI : c’est la maladie il a dit l’docteur

MAMIE : nan, nan, une semaine après sa naissance ? C’est pas la maladie j’te dis, y connais rien le docteur

PAPI : y connait très bien, c’est pas la faute de la p’tite

MARIE : je regarderai pas… je compterai dans ma tête et je demanderai plus de rhum et je fixerai le gâteau si c’est le patron

PAPI : voilà, tu regardes pas. Tu prends les gâteaux et surtout t’écoutes pas ses méchancetés à elle

MAMIE : regarde-moi bien ma p’tite fille, tu nous as mis dans le deuil. Personne la remplacera ta mère, surtout pas toi. Alors va pas en plus nous salir la réputation avec tes regards.

MARIE : j’ai regardé personne mamie

Présentation de Rift de Virginie Vaillant

Rift

Texte de Virginie Vaillant

Extrait du Dossier de prod Collectif Le Poney/RIFT/ Texte Virginie Vaillant

PARCE QUE J’AI 40 ANS.

PARCE QUE J’AI DES CHOSES À DIRE.

PARCE QUE JE SUIS MALHEUREUSE, TRISTE, DÉROUTÉE, SURPUISSANTE, UNE FEMME

PARCE QUE JE SUIS COMÉDIENNE.

PARCE QUE J’AI PEUR DE DISPARAÎTRE.

PARCE QUE J’AI DISPARU.

PARCE QU’IL FAUT QUE JE LE DISE, LÀ, MAINTENANT, TOUT DE SUITE.

RIFT est un solo/duo.

Sur la disparition.

Celle de mon père, ancien mineur, qui part dans les limbes de la maladie d’Alzheimer.

Celle de Mon Amour qui a disparu. Qui veut disparaître. Qui résiste à disparaître. La mienne

dans les souvenirs de mon père et dans le trou laissé par l’être aimé.

J’y explore ma propre parole. D’une intimité jamais expérimentée, pour ma part, au plateau.

J’y mêle mes souvenirs, mes bribes, mes failles et donc ma fissure (« rift » en anglais) pour

faire surgir une forme de ce marasme que peut être la vie parfois.

Résumé

Une femme raconte sa vie à son père, semble-t-il, marquée par la maladie neurodégénérative de ce dernier et par les difficultés de son couple, au bord de la rupture. Son père ayant été mineur dans une ardoiserie, elle laisse aller les souvenirs de sa propre enfance, comme pour mieux le rejoindre dans ses souvenirs à lui. Au final, on assiste peut-être à la naissance de la perte de mémoire de cette femme, trop jeune encore.

 

Extraits des fiches de lecture

« J’ai lu ce texte d’une quarantaine de pages avec plaisir, intérêt et émotion. Et plus je m’enfonçais dans la lecture, plus je me sentais bouleversée ; mon expérience personnelleme ramenant à des évoquer des souvenirs douloureux d’une mère atteinte de ce type de maladie et d’un fils trop tôt disparu. Par contre, si l’ensemble m’est apparu rapidement comme ayant un lien avec la violence de la disparition, celle que l’on redoute pour soi et pour ceux que l’on aime, je n’ai pas bien compris si le père, l’Amour et les enfants étaient disparus ou plutôt, si toute cette réflexion était en lien seulement avec la maladie du père dont les souvenirs disparaissaient et si c’était pour s’interroger sur la solidité et la durée de l’amour en général, envers un conjoint, des enfants et des sœurs. »

 

« D’entrée, je lis un dialogue très rapide, phrases courtes, un peu absurdes car la réponse d’un des personnages est souvent « je ne sais pas ». Certaines questions ou réponses ne sont pas finies. Aucune didascalie de présentation ou d’explication de quoi que ce soit : texte nu donc. Ca ne me déplaît pas. Je ne sais pas où l’auteur veut m’emmener, je ne sais pas qui sont les personnages, mais je lis en me laissant porter, en faisant confiance à l’auteur. Et l’explication arrive au bout de quelques pages, puisque le dialogue se transforme en monologue explicatif de la maladie dégénérative du père, qui perd ses repères et lui apporte doucement la démence. »

Extraits du texte

 

Le souvenir d’une sensation peut-il disparaître ? Le souvenir d’une odeur ? De quelle odeur aimerais-je me souvenir le plus ? Quelle chanson ? Quelle musique ? Quelle lumière ? Si je ferme les yeux. Si j’avais fermé les yeux. Si je fermais les yeux. Verrais-je des toits bleus à perte de vue ? Une petite chambre claire qui sent la pisse ? Des enfants qui courent dans le sable ? Tes mains sur mes fesses ? Des collines de pierres d’ardoises pillées ? Des vallons verts et brumeux ?

 

Quelque part à Angers en 2017, dans une unité Alzheimer, un homme tente désespérément de voir quelque chose en fermant les yeux.

 

Quelque part à Angers en 2017, dans une unité Alzheimer, un homme disparaît tout doucement.

 

Quelque part en Normandie en 2017, je m’obstine à apparaître quelque part.

« Ce texte est une succession de courts extraits, un peu comme des articles de journaux, avec des polices et des tailles de caractères différentes…je pense à des papiers sur lesquels on note des bouts de texte, pour se rappeler d’un film ou d’une photo. Vers la dernière partie du texte, les passages sont de plus en plus tournés vers ses souvenirs d’enfant, comme le passage sur la notonecte, où elle répète les syllabes (par exemple « des bubulles »), comme si la fille était à nouveau petite fille… la maladie atteint-elle cette femme ? Je peux le penser car vient même un passage sans ponctuation, la mémoire disparaît peut-être ainsi ; on perd sa propre ponctuation… autre fissure ? Enfin, vient le passage où sont répétés de multiples fois de courtes phrases comme « c’est dur » « c’est cassé » (comme les roches d’un rift), je me dis que la maladie a gagné. »

 

« Je pense alors au titre de ce texte : « Rift », fait-il allusion à la déchirure de la Terre, comme à celle de la mémoire ou celle de la vie ? C’est un très beau titre, bien trouvé je trouve. La fin du texte est exactement le dialogue burlesque du début et cela éclaire ce démarrage opaque. C’est donc un « texte palindrome », comme pour rassembler et retenir les souvenirs entre ses deux extrémités. J’aime beaucoup cette idée. »

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